SPLENDEUR ET TOPOGRAPHIE INTELLIGENTE
Death Stranding est un projet immense né de trois années et demi de travail acharné entre Kojima Productions et Sony. Doté d’une très belle carte où le sentiment de voyage est omniprésent et parfaitement retranscrit à travers les difficultés que suscitent nos pérégrinations, Death Stranding s’accompagne tout du long de rendus visuels absolument bluffants. Pour commencer, les nombreux environnements du jeu et leur topographie intelligente méritent d’être soulignés et d’avoir toute notre attention. Parlons par exemple de la cascade et des roches aux formes géométriques surprenantes qui ont été façonnées par le vent et les précipitations près de la ville-relais du lac. Citons aussi les grands champs horizontaux à perte de vue au nord-ouest qui rappellent la majesté et le calme de l’excellent Shadow of the Colossus ; et n’omettons pas d’évoquer l’incroyable désert au sud-ouest de la carte qui est occupé par une communauté d’Homo Demens et rempli de cratères vaporeux sublimes dans lesquels il est possible de se dissimuler (j’espère que vous appréciez le petit jeu de mot). Le territoire volcanique où se situent le réalisateur et le ferrailleur est lui aussi absolument unique, les nombreuses villes ravagées par les néantisations et les intempéries rappellent perspicacement aux joueurs ce que l’humanité a perdu, et n’oublions pas de mentionner les différentes régions montagneuses qui mettront votre patience à rude épreuve. Dans cet article, vous retrouverez donc un très rapide résumé des aspects qui font selon moi de ce jeu une expérience brillante et innovante.
Avant toute chose, Death Stranding est un jeu gigantesque qui nous rappelle notre petitesse et le chemin que l’homme a parcouru au fil des siècles sur la surface terrestre à travers l’exigence unique de son game design et de sa topographie. L’expérience de ce jeu fait se croiser passé, présent et futur dans son game design innovant et permet de comprendre et d’accepter l’équilibre du monde dans lequel nous vivons par l’usage d’un contexte fictionnel déroutant qui déborde d’originalité et d’imagination mais qu’il faut savoir déchiffrer.

Mais qu’en est-il de votre cheminement à l’intérieur de ce vaste monde numérique et virtuel? Vous frayer un chemin à pied vous semble trop long? Vous êtes dès lors heureux d’avoir débloqué la possibilité de chevaucher le monde hostile et inquiétant de Death Stranding en moto un peu avant l’épisode 3? Et bien oubliez cette idée tout de suite, car tant que le monde évolutif du jeu n’aura pas un tant soit peu balayé la végétation dominante qui recouvre votre espace de jeu et donné naissance à des sentiers dégagés et des routes fondées par la mutualisation des ressources possédées par les joueurs, vous ne pourrez pas pleinement en profiter. Vous voulez aller plus vite grâce à elle ? Préparez-vous à percuter des cailloux qui vous feront vaciller toutes les cinq secondes au point de vous rendre ridicule . Vous êtes un aventurier et vous n’avez pas peur des terrains difficiles ? Préparez-vous à foutre en l’air toutes vos marchandises et à avoir l’air d’un pauvre imbécile à force de vous acharner.
Non, une moto ça ne se conduit pas n’importe où et non Death Stranding n’est pas un jeu où la vitesse, l’agitation et l’action dominent. Le monde de ce jeu est porté par le silence : il représente l’exacte anti-thèse du monde d’aujourd’hui et plus particulièrement des villes dans lesquelles nous vivons actuellement en grande partie.
UNE MISSION NOBLE MAIS LONGUE, VRAIMENT LONGUE
Votre rôle, bien qu’entaché d’égoïsme et d’un caractère intéressé, est indiscutablement noble ( Sam ne croit de toute évidence pas en sa mission, s’il parcourt ce monde dangereux, c’est car il veut sauver la fille de la femme qui l’a élevé, cet alter-ego de fumée est la personne qui le comprend le mieux. Elle incarne celle avec qui Sam possède le plus grand lien. Même si la néantisation et la mort de son enfant à naître ont été causées par le suicide de sa défunte femme, Sam après son exil entretient toujours un grand respect pour Bridget, et encore davantage pour Amélie qui est la seule personne de son entourage à partager ses expériences de la grève, un monde traumatisant de l’entre-deux où le temps ne s’écoule pas comme dans notre réalité et que très peu de personnes connaissent. Après tout, l’affection ne naît t-elle pas d’un partage ? Ne nous sentons nous pas proches et particulièrement attachés de ceux et celles qui nous ressemblent et avec qui nous partageons des savoirs, des goûts communs, ou des instants de notre vie ?
L’homme ne naît pas seul, il naît littéralement relié physiquement à un autre être, sa mère, et ce avant et une fois sorti de son ventre. C’est pour cela que le Death Stranding, ce phénomène qui ébranla les lois de notre monde à l’intérieur du jeu a été provoqué quand Cliff sépara une fois de plus une mère de son enfant. Ce qui nous amène à la question suivante : cette punition au sein du jeu, n’est-elle pas une mise en garde sur nos séparations sous toutes leurs formes ? En tout cas ce qui est sûr, c’est que le jeu questionne couramment ce qui rapproche et éloigne les individus. Pour comprendre cela, il suffit d’écouter et de lire attentivement les diverses remarques des preppers sur leur expérience de la vie; elles sont légions et vous occuperont l’esprit pendant de nombreuses heures ( le terme preppers est un terme anglais associé au survivalisme, il désigne des humains prévoyants le pire en quête d’autarcie).

UN JEU VIDEO QUI NOUS QUESTIONNE ET NOUS ENRICHIT
Parmi les nombreux points enrichissants que le jeu aborde, nous pouvons brièvement citer Johan Huizinga, un historien qui insiste sur la place majeure du jeu et de sa dimension libre et créatrice dans le développement des règles qui régissent nos sociétés; je vous invite d’ailleurs à lire ses recherches qui sont toujours aussi pertinentes à l’heure actuelle. Le jeu parle de la fin ( certainement parce que Kojima a perdu sa mère peu de temps avant que le jeu n’entre dans sa phase de pleine production). Cette obsession à laquelle aucune forme de vie organique n’échappe sera très longuement évoquée par des personnages comme Higgs ou Amélie au cours de l’aventure. Notre jeu parle aussi de la mutabilité des modes de vies, après tout chaque personne ne possède qu’une courte existence lui permettant de n’être témoin que d’une part infime de la réalité du monde et de son état à un moment très précis dans l’espace. Ne parlons même pas de notre conscience limitée qui nous emprisonne dans une perception étriquée de ce qui nous entoure et qui ne peut s’aiguiser qu’à force de se cultiver, d’ouvrir ses grilles de perception en effectuant des recherches.
Pour poursuivre notre dernier point, le jeu insiste sur la notion de découverte qu’il oppose à celle de création. C’est pourquoi l’excellent personnage d’Heartman qui partage ses traits avec le célèbre réalisateur danois Nicolas Winding Refn ( entre autres auteur de la trilogie Pusher, ou d’autres films atypiques comme Bleeder, ou Only God Forgives pour ne citer qu’eux) parle plutôt d’éveil, d’une compréhension constamment progressive chez l’humain comme moyen d’atteindre et de percevoir ce qui a toujours été là mais qui nous échappe momentanément. Il fait cela en utilisant des comparatifs intelligents comme notre rapport aux énergies ou le feu que nous avons très longuement utilisé sans pour autant comprendre pleinement son fonctionnement. Ce simple constat permet d’initier des réflexions très intéressantes chez le joueur et de faire preuve d’une très grande sagesse et de beaucoup de recul à l’égard de nos croyances et valeurs. Le jeu parle aussi de nos organes et de la place fascinante et centrale qu’occupe le cœur dans la régulation et le fonctionnement des autres organes. Pour terminer cette parenthèse, le jeu parle souvent également de la pluralité des différentes disciplines qui occupent le monde (la littérature, la photographie, le cinéma, la robotique, la paléontologie, la géologie, la médecine etc) par l’intermédiaire des très nombreux preppers qui occupent le monde du jeu.
Pour revenir à ce que nous disions précédemment, votre objectif principal au sein de la diégèse de ce jeu est donc de permettre aux survivants de votre continent de communiquer entre eux et d’accéder à un savoir commun et partagé comme allégorie du web et de l’entre-tissage. Vous faites cela non pas parce que vous êtes l’incarnation du bien et de la gentillesse, mais parce que l’homme ne peut pas vivre en autosuffisance et ne le sera jamais. Vous êtes le chaînon manquant indispensable à un monde évolué, vous êtes la condition obligatoire du monde moderne et de son niveau de vie élevé. Vous devez servir de porter et acheminer ce à quoi les autres n’ont pas accès. Attendez vous à effectuer encore et encore des commandes, puisque le jeu possède une structure narrative réaliste, cyclique, honnête et décomplexée qui flirte constamment avec la fragile frontière qui sépare les notions d’amusement et d’ennui, surtout entre les épisodes 6 et 8 du jeu. Âmes fragiles, vous voilà prévenues.

Aujourd’hui tout bouge, et très vite, nos magasins possèdent tous des matièrux et des biens en provenance des quatre coins du monde. Les ressources sont partagées, fournies par des sociétés et industries séparées par des millions de kilomètres. Mais qu’est-ce que la condition humaine à son origine ? Qu’est-ce que la véritable expérience de la vie et quel est son rythme quand nous sommes seuls, mais surtout séparés et désorganisés ?
UN JEU PLURIEL ET RICHE
Ces questionnements précédents se retrouvent définitivement dans Death Stranding. Dans ce jeu vidéo d’une générosité impressionnante, vous êtes peut-être un simple ouvrier, mais vous prenez tous les risques et vous investissez (ou gaspillez?) un temps énorme pour protéger et transporter ce dont les autres ont besoin. Dans ce monde, vous êtes un héros triste et seul : vous mangez, dormez, allez au petit coin, prenez des douches, vous baignez dans des sources chaudes, sifflez, jouez de l’harmonica, frappez avec vos poings, avec des conteneurs, lancez des marchandises, les cachez, les rangez, les donnez, les rendez, attachez des ennemis, leur donnez des coup de pieds alors qu’ils sont au sol et impuissants, leur tirez dessus avec une palette d’armes très variées, vous les immobiliser, vous leur voler les marchandises placées dans leur dos avec une arme dotée d’un grappin, pouvez les électrocuter avec des grenades à retardement. Mais vous pouvez aussi : positionner des échelles qui aideront autrui à l’avenir, pareillement avec des cordes d’escalade, créer des relais d’alimentation énergétique qui sauveront d’autres personnes dans le besoin, construire des ponts par le partage de ressources entre joueurs qui changeront drastiquement l’expérience de jeu des autres, traverser des rivières après avoir étudié la profondeur de l’eau, créer des routes s’étendant sur des kilomètres qui vous permettront de jouir de vos camions et motos en toute tranquillité, construire des tyroliennes qui feront passer vos débuts au sein du jeu comme un mauvais rêve et qui vous feront traverser le monde du jeu aussi vite qu’un TER, conduire un camion, une moto, déposer vos marchandises sur des transporteurs, flotter sur la surface terrestre en vous positionnant sur un transporteur, croiser d’autres porteurs, leur offrir des objets, recevoir des objets de leur part, essayer de leur offrir le colis piégé de Higgs. En gagnant la confiance d’autres personnes vous obtiendrez d’eux de nouvelles armes et accessoires : vous pouvez tenir votre bretelle gauche, ou la droite, ou les deux en même temps, vous devez prendre le temps de souffler et vous immobiliser dès que votre endurance atteint un niveau critique, sinon vous perdez le contrôle de votre corps et risquez la mort ou l’endommagement de ce que vous transportez, vous devez retenir votre respiration, avancer prudemment en présence d’échoués entre les deux mondes, si vous dormez dans un lieu enneigé vous mourrez, vous devez rassurer votre BB après une chute, rétablir la solidité de vos conteneurs qui encaissent des chocs à la place de ce qu’ils contiennent, vous pouvez créer des hologrammes dans lesquels vous cacher, utilisez des exosquelettes d’aide à la mobilité, certains vous permettront de courir à une vitesse ahurissante et de sauter plusieurs mètres de sorte à ce que vous puissiez passer par-dessus un ravin avec un peu d’élan, d’autres exosquelettes augmenteront votre mobilité dans les terrains montagneux. Il est possible de changer de chaussures, si vos pieds sont abîmés vous pouvez arracher vos ongles dans votre chambre privée, vous pouvez afficher des panneaux pour informer les autres joueurs ou les aider, si c’est votre anniversaire vous recevrez des commentaires chaleureux en appuyant sur le pavé tactile de votre manette, un gâteau dans votre chambre et un mail, vous pouvez installer un revêtement spécial pour protéger d’avantage votre cargo des intempéries, vous pouvez anticiper la météo sur votre carte après avoir aidé la station-météo, vous pouvez vous rincer le visage, faire l’idiot devant votre lavabo, prendre des photos, écouter des musiques, déjouer le système de repérage de vos ennemis avec votre odradek et plus encore.
Après de tels exemples, Death Stranding n’est-il pas le plus beau des jeux vidéo? Je vous laisse en décider.


Concernant l’ambiance sonore du jeu, soulignons que l’ensemble est supporté par un sound-design tout à fait excellent et une bande-son enchanteresse regroupant toute une large ribambelle d’artistes divers et variés. Les paroles des différents morceaux musicaux du jeu bénéficient d’un soin très particulier et sont intimement liées avec le monde du jeu et ses personnages. Le genre du jeu est lui aussi évolutif à l’instar de son environnement, car vous passez constamment d’une phase d’exploration et de gestion à une phase d’infiltration, puis à une phase d’action, puis à une phase de survie et d’horreur, puis à une phase de pause et de lecture. De nombreux documents qui éclaireront votre compréhension du jeu sont aussi à rechercher un peu partout. Comme quoi, la bonne compréhension du jeu ne peut se limiter à l’accomplissement de ses 14 épisodes. Un effort est requis de la part du joueur qui doit rechercher, lire et se concentrer sur des informations parlant de très nombreux sujets.
Grâce à la richesse des situations qu’il met si bien en scène, le jeu pointe en partie du doigt toutes les expériences que le jeu vidéo peut offrir à l’avenir. Vous êtes ici parfaitement autonome, libre, le jeu est visuellement impressionnant, vous pouvez accomplir un très grand nombre d’actions, Sam possède un caractère organique inégalé, ses mouvements sont superbes, ses réactions aux terrains qu’il parcourt et à ce qui l’entoure sont excellentes et ses expressions sont d’une précision et d’une immersion qui forcent le respect.
CONCLUSION : UNE BELLE AVENTURE MAIS AVANT TOUT UNE BELLE LEÇON DE VIE
Le jeu est une conquête de l’ouest surprenante qui demande beaucoup de patience et de persévérance. Il faut être constamment méticuleux, trouver son chemin et porter la responsabilité d’un vœu dont l’humanité a toujours rêvé : l’union de tous sans distinction. C’est un jeu qui demande un autre type de force, plutôt que de devoir appuyer sur des boutons au bon moment, vaincre des ennemis à longueur de temps et d’apprendre des combinaisons de touches exigeantes (et c’est quelqu’un qui est complètement dingue de jeux comme DMC4SE, DMCV et Metal Gear Rising qui vous dit cela).
Death Stranding vous demande d’avancer coûte que coûte, un pas après l’autre, d’aider les autres sans rien attendre en retour, dans ce jeu vous incarnez l’impossible car même le héros qui est entre vos mains et que vous contrôlez du bout de vos doigts décidera de déserter son poste en fin de jeu. Au final, le simple fait que des millions de personnes réussissent à jouer à un tel jeu pendant de très nombreuses heures représente un pas de plus vers la cohésion et la paix. Toutefois, sachez que le jeu ne promet pas de vous défouler et souvent sa nature cyclique et son format narratif réaliste et immersif vous lassera malgré sa beauté, ses qualités indiscutables et son intelligence.
Pour finir, je dirai sincèrement que cette expérience vidéoludique n’est pas qu’un produit dont la vocation est d’amuser, c’est avant tout une œuvre, une belle vision et un concept unique qui s’accompagne de leçons nécessitant beaucoup de temps et de jugeote pour être appréciées et vraiment comprises. Je suis moi-même encore en train d’essayer de comprendre toute la richesse que renferme cette expérience interactive qui me fait davantage aimer le jeu vidéo et je suis encore très loin d’en avoir fini. C’est pourquoi cet article s’accompagnera peut-être d’une suite, qui sait?
