Préface de Light01C :

L’Odradek est un outil développé par Bridges pour assister ses employés. A l’aide d’un BB il est capable de faire apparaitre, aux yeux de son porteur, les échoués jusqu’alors invisibles. Il permet également de mettre en évidence le relief des terres à parcourir et fait apparaitre des éléments communautaires comme des cairns ou des champignons. L’Odradek sers donc de lien avec les autres joueurs et permet de combattre la solitude de ces grands espaces. C’est un support technique et psychologique.
Vous pourrez découvrir dans la traduction ci-dessous le texte qui a inspiré le design et le nom de cet objet. Un objet qui pose question sur sa nature mais aussi sur sa fonction. Selon Death Stranding, l’Odradek de Kafka puise dans une observation de Freud: Il note que son petit fils s’amuse à faire disparaitre une pelote de laine sous un meuble et à la faire sortir de là dessous en tirant sur le fil qu’il conserve dans sa main. Il observe également que son petit fils effectue ce rituel a chaque fois que sa mère s’absente. Freud formule donc l’idée selon laquelle ce petit jeu permet à l’enfant d’appréhender l’absence de sa mère en faisant apparaitre et disparaitre la boule de laine à volonté. L’absence (disparition de la laine sous le meuble) passe de l’irrationnel au rationnel, sous le contrôle de l’enfant.
L’Odradek de Kafka utilise donc cette idée. Objet ni vivant, ni mort, autonome capable d’apparaitre et disparaitre selon ses envies. Vous pourrez noter sa tendance à s’accaparer les espaces de connexion tels qu’un couloir, une entrée ou des escaliers. La référence de Kojima à Kafka fait donc sens étant donné la nature de la réalité augmentée qu’il déploie pour le joueur. L’Odradek de Death Stranding traduit le concept de Freud mais aussi celui d’une frontière brisée entre la vie et la mort, entre les réalités des mondes qui se rencontrent: La vie, la mort, le rêve et le jeu vidéo…
“Les soucis du père de famille” (publié en 1917) de Franz Kafka.
Les uns disent que le mot Odradek vient du slave, et ils cherchent à établir la formation du mot à partir de cette hypothèse. D’autres en revanche croient que ce mot vient de l’allemand, et qu’il n’a été qu’influencé par le slave. Mais le caractère incertain des deux explications permet de conclure à juste titre qu’aucune n’est exacte, d’autant plus qu’aucune d’entre elles ne permet de trouver un sens au mot.
Naturellement, personne ne se consacrerait à de telles études s’il n’existait pas réellement un être qui s’appelât Odradek. On dirait d’abord une bobine de fil plate en forme d’étoile, et il semble bien en effet être couvert de fils, même si en vérité il ne peut s’agir que de vieux bouts de fil de différentes sortes et couleurs, déchirés et noués ensemble mais aussi mêlés les uns aux autres. Mais ce n’est pas qu’une bobine, car du milieu de l’étoile ressort une tige transversale, et à cette tige se joint une autre dans l’angle droit. C’est au moyen de cette dernière tige et de l’une des pointes de l’étoile que l’ensemble se tient debout comme s’il était sur deux jambes.
On serait tenté de croire que cette figure a eu jadis quelque forme fonctionnelle et qu’elle est à présent cassée. Mais cela ne semble pas être le cas ; du moins rien ne signale qu’il en fut ainsi ; on ne voit nulle part de pièces ajoutées ou de traces de fracture qui autoriseraient à le penser ; l’ensemble a bien l’air vide de sens, mais il est achevé à sa manière. Du reste, on ne peut rien dire de plus à ce sujet, car Odradek est extraordinairement mobile et insaisissable.
Il se tient tour à tour au grenier, dans les escaliers, dans les couloirs, dans l’entrée. Il arrive qu’on ne le voie pas pendant des mois ; c’est qu’il est sans doute passé dans d’autres maisons ; mais il finit toujours par revenir dans notre maison. Parfois, lorsqu’on passe la porte et qu’il se tient en bas contre la rampe d’escalier, on a envie de lui parler. Bien sûr, on ne lui pose pas de questions difficiles, mais, ne serait-ce qu’en raison de sa petite taille, on le traite comme un enfant. « Comment t’appelles-tu ? », lui demande-t-on. « Odradek », dit-il. « Et où habites-tu ? » « Sans domicile fixe », dit-il en riant, mais ce n’est qu’un rire comme on peut en produire sans poumons. Cela ressemble un peu au bruissement des feuilles mortes. La plupart du temps, la conversation ne va pas plus loin. D’ailleurs, on n’obtient pas toujours de réponses ; bien souvent, il reste longtemps sans dire un mot, pareil au bois dont il semble être fait.
Je me demande en vain ce qu’il deviendra. Peut-il donc mourir ? Tout ce qui meurt a eu auparavant une espèce de but, une sorte d’activité à quoi il s’est usé ; ce n’est pas le cas d’Odradek. Est-il possible qu’un jour il dévale encore les escaliers en traînant derrière lui ses bouts de fil jusqu’aux pieds de mes enfants et des enfants de mes enfants ? Il est vrai qu’il ne fait de mal à personne, mais la pensée qu’il pourrait en plus me survivre m’est presque douloureuse.