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Nikolay Dybowski : Le jeu vidéo en tant qu’art.

Cet article a pour objectif de présenter la philosophie de gamedesign du studio Ice-Pick Lodge au travers de deux publications. La première est un manifeste sur la notion de “jeu profond” écrit en 2001, et la deuxième est une retranscription écrite d’une conférence intitulée “sur le seuil de la maison des os, ou quand le jeu vidéo devient un art” réalisée en 2005 à la “Russian Game Developers Conference” par le directeur du studio Nikolay Dybowski. La conférence ayant pour but d’actualiser les idées du manifeste, il était impossible d’évoquer l’un sans revenir sur l’autre.

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Les développeurs du studio Ice-Pick Lodge.

Le manifeste ainsi que la retranscription écrite de la conférence se verront accompagnés d’images et de vidéos des jeux réalisés par le studio, et l’ensemble des références évoquées par le directeur Nikolay Dybowski seront expliqués en fin d’article dans la partie intitulée “références”. Cet article s’inscrit dans une volonté nouvelle, qui consiste à traduire et à publier les écrits de certains grands gamedesigners me tenant à cœur personnellement. Le cas d’Ice-pick lodge ne sera certainement pas le seul à être traité, tout comme il n’est pas impossible qu’un deuxième article soit réalisé pour ce même studio au sujet d’autres conférences concernant le jeu vidéo ayant été faites par Nikolay Dybowski. Avant d’entamer la lecture du manifeste et de la retranscription écrite de la conférence, vous trouverez ci-dessous une compilation de trailers des productions majeures du studio, bonne lecture !

“Pathologic Classic HD is the Definitive Edition of the original Cult Classic Psychological First-Person Survival game. The game represents a unique and unforgettable experience as it transports players in a weird town which crouches, ominous, in the far reaches of an ancient steppe. It was once a small drover settlement, huddled around a monstrous abattoir—but something about the butchery it was near has changed it. It has developed an odd social structure over the course of several generations. It could have quietly continued along its weird way, but a sudden outbreak of an unknown and inevitably lethal disease has decimated the citizens. Prayers did not help. Science did not help. So, finally, they have turned to outsiders for help: three of them enter the town in hope of finding a cure or—failing that—an explanation”

https://store.steampowered.com/app/384110/Pathologic_Classic_HD/

“Only brought to life by scarce sparks of Color, the bleak, grey Void is a peculiar place. The player gets to explore it, get to know the Sisters, Brothers, and other weird creatures inhabiting it, and learn the ways of Color, harvesting it and drawing sigils that change the world around them.”

https://store.steampowered.com/app/37000/The_Void/

“Pathologic 2 is a narrative-driven dramatic thriller about fighting a deadly outbreak in a secluded rural town. The town is dying. Face the realities of a collapsing society as you make difficult choices in seemingly lose-lose situations. The plague isn’t just a disease. You can’t save everyone.”

https://store.steampowered.com/app/505230/Pathologic_2/

Le “jeu profond” (manifeste de 2001).

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Concept art de Pathologic

L’art ne dégénère pas, il change. L’art est comme une âme errante, qui passe des vieux corps aux jeunes. Il trouve de nouvelles formes et les transforme selon ses propres lois. L’activité créative émerge du domaine du pur pragmatisme, de la technologie, du divertissement ou des services, en faisant un saut qualitatif, et acquiert la capacité de donner forme à des phénomènes qui semblaient auparavant inexprimables. Il n’y a pas si longtemps, la cinématographie a fait ce saut. C’est maintenant au tour du jeu vidéo de faire le même saut. Sa nouvelle forme doit prendre place à la jonction entre le jeu et le mystère. Nous appelons cette nouvelle forme “le jeu profond”.

Le jeu profond possède la capacité de faire sortir du joueur ce qu’Aristote appelait la catharsis, c’est-à-dire la purification de l’émotion par l’évocation de la pitié et de la peur. Ce phénomène se caractérise par une explosion émotionnelle puissante et un choc psychologique, provoqués par l’expérience de nouvelles vérités et le contact avec des aspects cachés de la réalité. Son résultat est la régénération morale d’une personne. Ni la passion ni un quelconque narcotique ne peuvent être comparés à ce sentiment. Il est difficile d’y parvenir, mais nous pensons que tôt ou tard, cela arrivera. Le jeu acquerra les caractéristiques et le statut de quelque chose de sacré. Les gens aborderont le jeu comme un événement qui changera à jamais leur vie.

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Nous sommes convaincus que nous y parviendrons. Nous voulons non seulement nous appliquer à ce processus, mais aussi faire du jeu profond une forme d’art complète. Nous voulons repousser les limites de l’art et créer plusieurs chefs-d’œuvre dans ce domaine. Nous voulons développer une norme interne d’un nouveau genre, une richesse et des possibilités cachées. Des choses difficiles à imaginer. La combinaison de la forme traditionnelle des jeux informatiques et d’un nouveau contenu crée une forme d’art entièrement nouvelle qui prendra sa place à côté du théâtre, du cinéma, de la littérature, de la musique, de la peinture et de l’architecture.

Nous concentrons notre jeu sur l’élite. Ces jeux sont destinés aux élus. Le jeu profond exige une immersion totale, de la concentration et de l’attention. La profondeur de ces jeux, comme celle de nombreux films, livres et pièces de théâtre, comportera plusieurs niveaux, ce qui rendra les jeux agréables pour un grand nombre de joueurs. Nous créerons des jeux qui plairont à une grande variétés de personnes. Nous refusons délibérément de créer un environnement confortable pour le joueur. Le destinataire n’est pas le consommateur. Il est le coauteur. Jouer au jeu profond est un processus créatif. Nous écrivons des scénarios atypiques et problématiques, en y ajoutant une gamme visuelle poly-sémantique et une musique émouvante. Nous n’autorisons que des professionnels talentueux et inspirés, à la recherche de nouvelles formes et de nouvelles limites par rapport aux formes traditionnelles de créativité, à travailler sur le jeu. Nous mettons l’accent sur le choc. Sur l’extraordinaire, sur le non traditionnel, sur l’expérimentation, mais surtout, sur la cohérence dans la réalisation de ces expériences.

Nous avons l’intention de créer des jeux pour notre pays et sur notre pays, à savoir la Russie. Nous pensons que cela n’aliène pas les Anglais ou les Japonais. Au contraire, cela les intéressera de découvrir des choses sur le monde de notre nation unique. Nous voulons créer un jeu profond à la manière russe, la digne contribution de notre pays à l’image du monde de demain. Le monde nous attend. Nous allons à sa rencontre. Vous avez devant vous l’un des premiers exemples d’un jeu profond.

Introduction de Pathologic 1
La poupée est une image récurrente employée par le studio. Elle apparait aussi sur le logo du studio

“Traces of the supernatural reveal themselves more often than intelligent and reasonable men would prefer them to. Chimera worshipped by our ancestors centuries ago crawl back into the light from the ancient times. The director of our fate rain ash down on us from the grey heaven. They conceal themselves beneath us, above us, and among us, staying hidden until we muster up to resolve to meet their malevolant gaze. Having been discovered , they appear in the flesh for a mere moment – and then they expire horribly, wreacking havoc on the world that they rightfully see as their toy.”

Texte d’ouverture de Pathologic 1.

Source : https://ice-pick.com/en/manifesto-2001/

Sur le seuil de la maison des os, ou quand le jeu vidéo devient un art (conférence de 2005).

Vidéo d’ouverture de The Void. Le deuxième jeu du studio après Pathologic 1

“The dream of the future you see dissolves… And with time, so does the apprehension. The world under the sun is no exception, and all you see around you evolves. New traits and things familiar can be sensed, but futile is hope without fruition. The grief you knew begets no vision. The happiness you felt becomes regret. Winter fades, and takes its cold and storm. Spring revives the world with love and warmth. But still, the law: All things decay and age. Vanity itself won’t dry your tears. And so you fear, as your time draws near: The world will turn…but never change.”

 Luís de Camões (poète portugais, né vers 1525, mort le 10 juin 1580 à Lisbonne).

Je voudrais partager avec vous une idée importante et essayer d’expliquer d’où vient cette idée. Son libellé se compose d’une douzaine de mots que je vais essayer d’expliquer maintenant pour éviter toute confusion lorsque vous commencerez à argumenter et à critiquer. Ou si, au contraire, vous décidez de l’accepter, nous serons certains que nous parlerons d’une seule et même chose.

Notre studio, Ice-Pick Lodge, a vu le jour il y a quelques années seulement et il a été conçu avec un manifeste portant le nom de “jeu profond”. Le manifeste était plutôt petit, il ne faisait qu’une page. Il stipulait que le jeu ferait bientôt un pas en avant pour changer sa caractéristique d’attribut à une forme absolument différente d’activité humaine, d’acte d’art. Et j’entendais par là l’activité non pas des développeurs ou de l’auteur du jeu, mais du joueur lui-même.
Ce manifeste a rapidement suscité un vif intérêt. Je me souviens que j’ai présenté un document de conception précédé du manifeste susmentionné à divers distributeurs et experts qui travaillaient depuis des années dans l’industrie du jeu. Ils ont été intéressés et ont déclaré que c’était le même chemin que la cinématographie avait pris peu de temps auparavant, et qu’il était grand temps d’en parler et de faire quelque chose à ce sujet. C’est alors que nous avons commencé à réaliser Pathologic, dont la création fut longue et douloureuse. Hélas le thème annoncé dans le “jeu profond” a vite été abandonné. À un moment donné, je me suis rendu compte que, même parmi mes plus proches compagnons d’armes qui, semble-t-il, partageaient cette idée avec moi, celle-ci était perdue depuis longtemps, oubliée et n’intéressait plus personne.

C’est alors qu’est apparu le manifeste de Pyotr Prokharenko, qui a écrit sur le même sujet, mais en d’autres termes. Soudain, une discussion sur des rapports similaires a éclaté de tous les côtés, comme une rafale. Une certaine réaction est apparue au manifeste de Pyotr, un article sur les jeux de l’auteur a été écrit, et on m’a posé des questions sur ce sujet. Ce discours, tout comme d’autres travaux que j’ai écrits récemment, est le résultat d’une importante dissension. Il est débattu par un grand nombre de personnes, car le thème de l’activité créatrice du joueur au sein du jeu semble énerver les gens. C’est un bon signe. Au cours de ce débat, j’ai senti qu’il existe un front, et un vaste front, avec des gens sérieux qui en font partie. J’ai été étonné de constater que Sergey Orlovsky qui habituellement semble se tenir à l’écart de ce genre de conversations, a également fait une déclaration selon laquelle une niche pour ces jeux est inévitable, qu’ils ont toujours été, sont et seront toujours présents, et qu’ils ne risqueront jamais d’être dépassés. Ainsi, tout ce grand monde s’est regardé mutuellement pour comprendre que nous pensons à peu près les mêmes choses, et que tout cela est évidemment pertinent, important et réel. Puis la question s’est posée : “Et maintenant ?” Oui, l’industrie du jeu doit devenir de l’art et il faut du game design d’auteur. Oui, il y a une certaine stagnation dans l’industrie que tout le monde reconnaît, et le jeu doit faire un tout nouveau saut vers ses nouvelles caractéristiques qualitatives. “Que faut-il faire maintenant ?”
Je vais essayer de vous dire comment j’aborderais moi-même cette tâche, car j’ai un plan. Je vais simplement vous présenter quelques nouveaux points de vue sur le jeu vidéo. Je parlerai du jeu en général, mais nous considérerons par défaut que le sujet de la conversation est le jeu vidéo.

En préambule, deux réserves importantes doivent être faites :

  • Premièrement, je n’essaierai pas de prouver à qui que ce soit que cela est nécessaire. Les gens demandent si nous avons besoin de tout cela. Je tiendrai pour acquis que, sans aucun doute, beaucoup n’en ont pas besoin du tout, et il n’y a rien de mal à cela. Et je ne vais pas essayer de prouver que le jeu en tant que forme d’art, le jeu profond, a le droit d’exister. Je prends pour un axiome que non seulement il a ce droit, mais qu’il existe déjà. Cela ne doit pas être discuté.
  • Deuxièmement, je ne veux pas que vous l’envisagiez sous l’angle du gain financier. C’est un aspect important, mais les gens se focalisent ces derniers temps sur cet aspect plutôt que sur autre chose. C’est sans doute un point intéressant, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Nous ne parlons que de la structure. Je proposerai une nouvelle section sur certaines choses auxquelles nous sommes habitués, je lèverai un peu le rideau. Il est possible que les choses dont je parlerai soient si triviales que beaucoup les trouveront éculées et évidentes.
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Vladimir Iakovlevitch Propp, né à Saint-Pétersbourg  le 29 avril 1895 et mort à Leningrad le 22 aout 1970 est un folkloriste russe qui s’est rendu célèbre en Occident par son étude de la composition / structure des contes merveilleux russes, et qui se consacra à de nombreux travaux sur le folklore et plus particulièrement le folklore russe (conte, chant épique, chanson lyrique …). 

Commençons maintenant. Pourquoi ce rapport est-il appelé ainsi (“sur le seuil de la maison des os”) ? De quel genre de maison d’os parle-t-on ? Je vais vous réciter quelque chose que j’ai lu dans un livre incroyable. Il s’agit d’un livre écrit par un homme dont le nom est Vladimir Propp, un critique littéraire et un érudit. Il s’intitule The Historical Roots Of Fairy Tale. Ce livre dissèque ce qu’est chaque conte de fées que nous connaissons depuis notre plus tendre enfance, que ce soit Les Oies sauvages* ou Koschei l’Immortel**. Qu’est-ce qui se cache derrière le fait que le héros quitte sa maison, qu’il passe à la “cabane sur pattes de poulets” (compris dans le conte des Oies sauvages), qu’il se marie, qu’il est heureux, que des objets magiques lui posent des énigmes, etc. Propp est un scientifique de renommée mondiale et ses idées sont utilisées par tous le monde aujourd’hui. Il a supposé que le conte de fées dérive du rituel d’initiation. Le rituel d’initiation est un phénomène primitif spécifique. Une personne, qui selon les lois de la morale tribale n’était pas encore considérée comme un membre éminent de la société, devait passer par un rituel effrayant, cruel et, selon notre vision contemporaine, extrêmement douloureux. Il partait dans les bois et y réalisait une structure spécifique qui était appelée la “maison des morts” ou la “maison des os”. Cela représente la même chose que la “cabane sur pattes de poulets” et la sorcière Baba Yaga*** que l’on sait égale aux morts (maîtresse de l’au-delà). Le jeune homme est alors mort dans cette maison, c’est-à-dire qu’il est mort d’une manière purement symbolique. Il a été terriblement torturé dans la “maison des os” : mutilé, lacéré à l’aide de couteaux, suspendu sous le toit à des lanières qui lui traversaient la peau, rôti vivant… pour faire court, les jeunes de ces contes ont été symboliquement tués. Après cela, enveloppés de nombreux tabous, ils revenaient de cette maison à leur tribu en tant que chasseurs ou guerriers. Autrement dit, un garçon entrait dans la maison, le garçon mourait à l’intérieur, et un guerrier, membre de la tribu, en sortait.


La “maison des os” est une sorte de mythe. C’est une structure importante par laquelle un homme doit passer pour renaitre. Tout ce qui arrivait à la personne dans cette maison n’était qu’un jeu. On lui a “joué” la mort. On l’a tué à la manière d’un jeu, et à la manière d’un jeu, il a pu renaître. Et il renaissait en tant qu’homme meilleur, avec de meilleures compétences au combat et en tant que personne plus importante. Il pouvait communiquer avec les fantômes, accomplir des rites et était désormais plus proche du monde céleste. Après cette mort et cette résurrection symboliques, l’homme pouvait percevoir d’importantes vérités pieuses. L’initiation a laissé sa trace dans toute notre histoire. Elle existe encore aujourd’hui. De nombreux instituts de notre société la répètent. Je crois que chaque homme aspire au mieux, que chaque homme est capable d’atteindre un très haut niveau de perfection. Et je pense que beaucoup d’entre vous seront d’accord avec cela. Bien sûr, ce chemin vers la perfection ne se fait pas immédiatement. Il y a des gens qui atteignent l’illumination tout d’un coup ! Ils l’obtiennent par une intuition. Mais c’est une chose extrêmement rare. Dans la plupart des cas, c’est un chemin fragmentaire, et douloureux. Les gens primitifs avec leur perception quelque peu différente l’ont pris comme une mort symbolique. Vous deviez entrer dans une cabane mortelle et renaître à l’intérieur. Donc ce processus était perçu comme quelque chose de partiel, pas progressif.

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Première vision du joueur lorsqu’il commence une nouvelle partie de The Void

Qu’est-ce que l’art ? Expliquons d’abord ce que j’appelle l’art. Débarrassez-vous de toute cette aura qui entoure l’image liée au musée, à la peinture, à tout ce qui vous vient à l’esprit lorsque vous entendez le mot art. L’art est une activité qui imprègne toute notre vie domestique quotidienne. Il ne s’agit pas d’un aspect élitiste de l’existence humaine. C’est une forme de conscience, exactement cette activité dont le but est d’atteindre la perfection. Je propose donc de prendre l’art d’une manière très pratique et utilitaire. En parlant de jeux, je suis très intéressé par le fonctionnement de l’art. Cela peut sembler cynique dans une certaine mesure, mais je ne m’intéresse pas au statut élevé de l’art, au fait qu’il soit merveilleux, divin, qu’il soit réservé aux élus, aux raffinés. Il est important que l’art soit accessible, qu’il puisse aider, qu’il soit pratique. L’art est très douloureux. Si l’art est pour de vrai, alors c’est un processus douloureux et difficile. Le dialogue de l’homme avec une œuvre d’art est toujours une perte grave. Oui, absolument, l’art donne du plaisir et de la joie, et son but final est le bonheur, mais l’homme n’atteint ce bonheur que par l’angoisse. Il en va de même pour l’initiation. On ne peut atteindre un autre degré de perfection spirituelle sans être tourmenté.

Il est également important de dire que le rituel d’initiation existe encore aujourd’hui. Il est partout : obtenir un nouveau travail, entrer dans une université, subir une punition. C’est une forme de rite qui s’est dissoute dans notre vie. Au XXe siècle, et plus encore aujourd’hui, au XXIe siècle, il est plus grand, plus saturé qu’au cours des cinq siècles précédents, depuis la Renaissance. Le mythe réapparaît au vingtième siècle en acquérant un pouvoir gigantesque sur l’homme.
L’art est le moyen le plus précis, le plus juste, d’accomplir ce rituel. Il est cette maison des os, cette usine effrayante qui vous garantit la mort et la résurrection. Qu’est-ce que la métamorphose ? C’est un mot grec qui signifie changement de forme. Mais à l’époque où Ovide et Apulée écrivaient à ce sujet, la notion de métamorphose a été reprise avec justesse par la pensée antique et a commencé à être utilisée dans sa connotation rituelle, comme changement qualitatif de l’homme à travers le passage de moments de jeu spécifiques. Le monde antique a dépassé le stade du rituel pur et a créé une nouvelle forme authentique, très saturée et grossière, adaptée à la médiation du jeu. Il a créé des moments de jeu ritualisés afin que la métamorphose soit réalisable. Par exemple, L’âne d’or d’Apulée**** est plutôt un jeu d’initiation, mais c’est un jeu féroce et acéré qui menace la vie même du participant.

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Les Métamorphoses, également connu sous le titre L’Âne d’or (Asinus aureus), est un roman écrit par Apulée au 2ième siècle.
(voir sous le titre “références” en bas de l’article pour plus de détails)
Source de l’image : https://essentiels.bnf.fr/fr/image/d1ff0cad-7fca-4782-b4c7-9406b32dbb00-ane-or-apulee-2


Le jeu n’a pas changé d’un yota depuis lors. Mais il a obtenu plus de faux-semblants, de non-réalité. Tous ces polygones qui défilent devant nos yeux sur l’écran, les échecs, toutes ces personnes qui se déplacent sur le plateau. Ils ne sont que des carrés, ils ne sont rien. Mais l’activité elle-même, et parce qu’elle trouve ses racines dans la magie antique, garantit le résultat. On comprend que le jeu est une forme d’art totalement différente, car celui à qui l’on s’adresse est impliqué de manière totalement différente. Le joueur. Son rôle est en effet sans précédent. C’est peut-être parce que le jeu ne s’est pas encore éveillé en tant que forme d’art, parce qu’il n’y avait pas cette conscience qui permettrait au joueur et non au créateur d’être l’auteur principal de l’œuvre d’art. Par créateur, j’entends le médium qui participe à l’élaboration de ce labyrinthe, l’architecte de la “maison des os”. Le médium et le joueur lui-même – ils se rencontrent dans cette maison.

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Le monde de The Void

Que sont les moyens expressifs ? Le mot clé est “moyens”, car il signifie “vaincre”, “renverser”. Lorsque je parle de moyens expressifs, j’entends par là les techniques. Le jeu possède un large éventail de techniques. Certaines d’entre elles étaient inconnues du cinéma ou du théâtre, bien que ce soit elles que nous utilisons comme base lorsque nous construisons un jeu. Le théâtre a donné naissance au drame, au conflit lui-même, et à sa notion dans la sphère du jeu. Le cinéma a donné naissance à toute la visualisation, la représentation picturale de tout ce qui se passe devant les yeux du joueur. Mais oublions cela.
Les premiers arsenaux de jeux, très simples, qui constituent aujourd’hui l’alphabet de l’industrie du jeu, ont été élaborés il y a bien longtemps. D’ailleurs, s’il y a, disons, vingt-six lettres dans l’alphabet du jeu, seules trois sont connues. Des livres d’apprentissage sont écrits sur ces trois lettres, ces trois signes sont intensément étudiés. Mais ce sont les signes les plus simples, cherchons-en d’autres ! Plus nous aurons de lettres, plus notre langage sera riche. Le langage du jeu est encore totalement inconnu. Je suppose que nous commençons par le premier moyen, le plus difficile. La métamorphose du joueur. C’est en quelque sorte la quatrième lettre de notre alphabet. Elle est connue, mais seulement d’une manière très primitive et dans la plupart des cas par l’agression. C’est dans la métamorphose que réside la paternité du joueur. Le sacrement magique de la métamorphose apparaît dans le jeu, s’il s’agit du jeu profond dont nous parlons. Le présumé irréel, jouet d’une mort pendant le jeu, est la chose la plus précieuse. Mais dans l’aspect contemporain du jeu, avec sa réversibilité, avec sa capacité à sauvegarder et à recharger, tout est fait pour que la mort soit considérée comme irréelle, pour que cette caractéristique la plus précieuse du jeu soit négligée.
Nous pouvons parler de deux types de métamorphoses.

  • La première est la métamorphose du héros, l’alter ego auquel le joueur s’identifie. D’ailleurs, cet alter ego n’est pas forcément celui du héros à travers lequel le jeu se déroule. Il peut s’agir d’un point fixe, ou d’un groupe.
  • La seconde est la métamorphose du monde. Le joueur transforme le monde du jeu, lui-même restant inchangé en même temps. Une personne qui se promène dans le jeu doit voir comment les choses extérieures qui sont vulnérables à son pouvoir sont transformées. Le joueur s’identifie au jeu en ouvrant des portes, en résolvant certaines tâches. Leur signification doit toucher l’acteur pour que la métamorphose primaire soit réalisable.
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Le personnage du joueur dans The Void.

Le jeu a fait ses pas les plus productifs sur le chemin de l’art et ce dont il a besoin maintenant, c’est de conditionnalité. Quel que soit le niveau de détail du jeu, quelle que soit la version détaillée du monde qu’il représente, quel que soit l’aspect “réel” d’un objet à l’écran, le jeu n’est toujours pas réel. Sa prétention à prétendre être la réalité est vouée à l’échec. Le jeu ne doit pas prétendre être réel car c’est ce qu’il deviendra inévitablement. C’est le processus abstrait le plus étrange pour atteindre la victoire. Il implique un changement de forme, si l’homme lui-même sent que c’est lui qui est impliqué dans le processus de jeu et que tous les objets qu’il voit devant ses yeux sont des sortes de symboles. Comme dans cette maison d’os, cet attirail rituel qui était nécessaire pour détruire et ressusciter l’homme. Je ne dis nullement que c’est bon pour tous les jeux. Un autre moyen expressif qui est, sans doute, utilisé à l’excès, mais utilisé sans réflexion. Il y a cette tendance que le pur hasard, l’aléatoire quitte le jeu. La chance pure s’évapore et le jeu penche vers la prévisibilité. L’accident et la conditionnalité fonctionnent bien dans le jeu comme nulle part ailleurs, mieux que dans le cinéma et le théâtre. Essayons de faire du pur accident un objet orienté, d’en faire exactement le moyen expressif qui permettra au joueur de remporter sa victoire, ce processus de métamorphose.

L’objectif final que je poursuis est la notion de conflit. Le conflit est un affrontement de forces aux orientations diverses, le joueur étant impliqué dans l’une d’entre elles, et il devient cette force. C’est l’élément principal du jeu. Ce conflit bien joué, bien dirigé, justifie tous les effets visuels. C’est le conflit, et non l’attrait superficiel ou le titre à succès, qui fera que l’homme sera impliqué à cent pour cent dans le jeu. Un conflit bien dirigé signifie qu’au moment où nous en traçons les plans, nous planifions en premier lieu l’effet terminal que la victoire de ce conflit aura sur le joueur. Prenez la plupart des jeux d’action, des jeux de tir, par exemple. Ils contiennent un conflit, mais c’est un conflit comme un couteau qui coupe le beurre. Oui, dans un jeu de tir, il y a des situations qui vous empêchent d’atteindre le but final. En franchissant ces obstacles, vous vous frayez un chemin pas à pas vers le générique de fin. Mais ce n’est pas un conflit qui va vous choquer, qui va rester avec vous durablement. Cette victoire restera dans le jeu et, après avoir traversé ce conflit, vous ne serez pas changé le moins du monde.

Je suppose que pour que le jeu devienne de l’art, pour que le squelette du jeu s’apparente à celui de la “maison à os” susmentionnée, il faut faire cette chose minimale. Le jeu doit construire une discordance douloureuse. Ce conflit doit viser ce que la personne vit péniblement, cette vue inachevée que l’on voit devant soi. Je vais donner un exemple. Je vais commencer à poser des verres les uns sur les autres sur le bord de cette table. Lorsqu’ils atteindront la masse critique, je suis sûr que beaucoup ressentiront une impulsion pressante pour se précipiter vers la table et attraper cette tour, ou au moins pour la pousser vers le bas afin d’empêcher cette situation de grandir sur vous, car elle est insupportable pendant un long moment.
Si le joueur mène de telles actions, s’il transforme la disharmonie en harmonie, il commencera à créer. La destruction est mauvaise non seulement parce qu’elle est mauvaise ou malfaisante mais aussi parce qu’elle est inefficace du point de vue de la métamorphose. Lorsque l’homme est entré dans la “maison des os”, il y est mort, il n’a pas démoli la maison. Si le jeune brûlait la maison avant même d’avoir franchi la porte, il retournerait dans sa tribu comme un garçon, et la tribu le chasserait dans le bois vers le lieu de l’incendie. Et c’est ce qui se passe. Faisons tout ce qui est possible, pour qu’après avoir parcouru tout le chemin qui mène à la victoire, passé tous les obstacles, qu’il s’agisse de monstres, de portes, de labyrinthes ou d’énigmes, et pourquoi pas le temps lui même, après tout ! Que le joueur qui a passé tout cela se sente Créateur. Qu’il sente qu’il a rétabli l’harmonie. Si le joueur ressent toute cette disharmonie que l’auteur lui a laissée dans un état instable, toute cette situation affreuse, malade, qui ne devrait pas rester la même, – alors il ne pourra pas se distraire du jeu, ne pourra pas quitter l’ordinateur, quitter le jeu pour toujours. Et si, après avoir parcouru tout le chemin, le joueur se rend compte qu’il a rétabli l’harmonie avec ses décisions rituelles ou symboliques, voit le résultat de ses propres yeux, voit ce petit monde changer, – c’est là que le jeu devient de l’art et le joueur un coauteur. Et ce n’est que le début. Ce n’est que la quatrième lettre de l’alphabet.
Et c’est tout. Je voulais juste partager quelque chose que je ressens.

Source : https://web.archive.org/web/20130118045854/http://ice-pick.com/ore9_eng.htm

Références :

* Un conte populaire russe, classification Aarne-Thompson type 451 (classification internationale relevant de la folkloristique – science du folklore). Une fille néglige son jeune frère qui est alors emporté par des oies, et elle doit surmonter des obstacles symboliques pour le ramener à la maison ;


** Dans le folklore slave, un antagoniste masculin archétypal qui est généralement décrit comme le ravisseur de la femme du héros. Selon Propp, sa fonction est de faire du mal au héros ou à sa famille, assurant ainsi le mouvement de l’intrigue. Certaines sources (par exemple Max Vasmer) soulignent que “Koschei” est dérivé de la racine qui désigne les “os”. Son attribut, “L’Immortel”, implique qu’il est non-mort et qu’il faut des mesures symboliques extrêmes pour l’achever ;


*** Dans le folklore slave, la maison de Baba Yaga, une vieille sorcière qui peut être hostile ou, plus rarement, amicale envers le héros. Dans la théorie de Propp, sa fonction est de fournir au héros les moyens d’accomplir sa quête.

****Les Métamorphoses, également connu sous le titre L’Âne d’or (Asinus aureus), est un roman écrit par Apulée au 2ième siècle. Le héros, un aristocrate prénommé Lucius (comme l’auteur du livre, Lucius Apuleius), connaît différentes aventures, après que sa maîtresse, Photis, l’a transformé en âne par accident. Il apprend que, pour retrouver sa forme humaine, il doit manger des roses. Ses diverses aventures malheureuses et burlesques au cours de cette quête des roses sont l’occasion pour Lucius d’apprendre et de raconter au lecteur de nombreuses histoires (le mythe de Psyché et de Cupidon, « la marâtre empoisonneuse », « la bru sanglante », etc.), mêlant l’érotisme aux crimes sanglants et à la magie. Bien que la signification du récit puisse faire l’objet d’interprétations diverses, il semble que le voyage de Lucius soit aussi un voyage spirituel, une initiation à la magie en même temps qu’une mise à distance de la sorcellerie par le comique.

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